Jean-Pierre Criqui - Jean-Pierre Criqui
01/09/1975

Pour D. D., enfin.

Ce n’est pas une photographie particulièrement réconfortante. Sur un sol inégal et crevassé qui occupe toute la surface de l’image, un couteau de boucher à manche de bois, du type de ceux qui servent à désosser, repose au milieu d’un archipel de taches, de flaques et de reflets. Pour un peu, cette sueur de sang donnerait des haut-le-cœur. On songe en amont aux vues prises par Eli Lotar aux abattoirs de la Villette, dont certaines accompagnèrent l’article « Abattoir » de Georges Bataille, paru en 1929 dans la revue Documents. Double intertexte qui n’est pas indifférent à l’œuvre de Miguel Rio Branco (dorénavant MRB), à ceci près que le hors-champ prend ici une importance encore supérieure. Comment savoir que ce n’est pas un homme, ou une femme, qui vient de passer au fil de la lame ? Et la couleur, en pareil cas, gouverne de part en part notre perception : elle rapproche et éloigne à la fois de cette scène sans acteur captée par le photographe. Moins « abstraite » que le noir et blanc, elle confère un supplément de réalité, et donc d’affect, à ce que nous regardons ; miroitant de mille teintes, elle nous entraîne par son intensité du côté de la peinture. J’ai vu pour la première fois cette photographie — effrayante, envoûtante — dans le livre de MRB intitulé Silent Book (1997), qui participe d’une méditation sur la violence figurative : violence des images, référents et procédés confondus, tout autant que violence faite aux images comme le signifie d’emblée la couverture. Arbitrairement, mais sans oublier que le critique doit persuader ses lecteurs d’un relatif bien-fondé de son arbitraire, je la choisis en tant qu’étendard pour les quelques remarques qui suivent. Et avant tout parce que le couteau ainsi exhibé par MRB me semble le double métaphorique de son propre outil de travail (voire de lui-même, aussi bien), qui tranche dans le monde afin de nous en restituer divers « détails » — bas morceaux et pièces de choix.

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Il est bien connu qu’une ambivalence fondamentale s’attache à la notion de « sacré ». Dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, Émile Benveniste rappelait ainsi : « Le terme latin sacer enferme la représentation qui est pour nous la plus précise et spécifique du « sacré ». C’est en latin que se manifeste le mieux la division entre le profane et le sacré ; c’est aussi en latin qu’on découvre le caractère ambigu du « sacré » : consacré aux dieux et chargé d’une souillure ineffaçable, auguste et maudit, digne de vénération et suscitant l’horreur. » Le sacrifice actualise cette ambivalence en faisant de sa victime un instrument de salut en même temps que l’objet d’une malédiction. Comme le remarquait déjà Joseph de Maistre en 1810, il opère de la sorte à mi-chemin de la terreur et de l’apaisement (Éclaircissement sur les sacrifices). Dans la mesure où elle découpe elle aussi à même le vivant, la photographie se laisse envisager comme étant d’ordre sacrificiel : tel un papillon épinglé, ce qu’elle prélève est toujours simultanément exalté et immolé. Il y va du sauvetage, de la sauvegarde, mais aussi de la conjuration ou de la perdition. Cette tension extrême, en permanence au bord du déchirement, hante les images de MRB. C’est leur basse continue. Affaire de conversion potentielle des valeurs, moyennant laquelle le misérable et le sublime sont montrés constamment en passe d’échanger leurs signes. Un même principe de réversibilité sous-tend par ailleurs sacrifice et photographie (analogique) : réversibilité du mal et du bien dans le premier cas ; du négatif et du positif dans le second. (Me revient à l’esprit une vieille blague sur ces gens tellement laids qu’ils ne conservaient que les négatifs dans leur album de famille.) « Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ? » La réponse est oui, et donne le ton du théâtre photographique planté par MRB.

Paru en 1949 dans la revue Médecine de France, un article de Bataille, « L’art, exercice de cruauté », offre à cet égard de sérieux éléments de réflexion. Son auteur commence par noter ceci : « Une sorte de détermination muette inévitable et inexpliquée, voisine de celle des rêves, a toujours obstinément, dans les cortèges de figures qui formaient l’arrière-fond de fête de ce monde, les spectres fascinants du malheur et de la douleur. Nul doute que l’art n’ait essentiellement le sens de la fête, mais justement, dans l’art comme dans la fête, une part a toujours été réservée à ce qui semble l’opposé de la réjouissance et de l’agrément. L’art se libéra finalement du service de la religion, mais il maintint cette servitude à l’égard de l’horreur ; il reste ouvert à la représentation de ce qui répugne. » L’allusion au rêve vaut ici en tant que rappel de ce que Freud y a saisi d’indifférence à la contradiction. Le travail du rêve, on le sait, s’ingénie à réunir les contraires et à les fondre en un seul objet. L’art n’agit parfois pas autrement, ainsi lorsqu’il associe la fête et l’horreur. Association qui mène Bataille à évoquer la notion de sacrifice, qui l’occupait de longue date et dans laquelle il distingue ici la conséquence d’un reste d’enfance : « Seul un petit nombre d’entre nous s’attarde, au milieu des grands agencements de cette société, à leur réaction vraiment puérile, se demande encore naïvement ce qu’ils font sur le globe et quelle farce leur est jouée. Ceux-là veulent déchiffrer le ciel ou les tableaux, passer derrière ces fonds d’étoiles et ces toiles peintes, et comme des mioches cherchant les fentes d’une palissade, tâchent de regarder par les failles de ce monde. L’une de ses failles est la cruelle coutume du sacrifice. [...] L’image du sacrifice s’impose si nécessairement à la réflexion qu’ayant dépassé le temps où l’art était le divertissement, où seule la religion répondait au souci d’entrer dans le fond des choses, nous apercevons que la peinture moderne a cessé de nous proposer des images indifférentes, et simplement belles, qu’elle a le souci sur la toile de faire « transparaître » le monde. » Bataille s’en tient dans son texte à la peinture, mais la photographie, telle que la pratique MRB (qui est aussi peintre, et l’a été avant de devenir photographe), correspond au moins autant à cet exercice de cruauté par lequel le réel transpire, encore plus qu’il ne transparaît, et se dépose en épreuves de sa somptueuse horreur. Dans la promesse d’une destruction salvatrice réside ce que Bataille nomme « l’appât du sacrifice », où le bourreau — l’homme au couteau ou à la caméra — entrevoit la lueur de sa propre métamorphose : « Ce que nous attendons depuis l’enfance est ce dérangement de l’ordre où nous étouffons. Un objet y doit être détruit (détruit en tant qu’objet, et s’il se peut « séparé ») ; nous nous glissons dans la négation de cette limite de la mort, qui fascine comme la lumière. Car le dérangement de l’objet — la destruction — ne vaut que dans la mesure où il nous dérange, où il dérange en même temps le sujet. »

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Maldicidade (2019) est un grand livre de photographie, qui compte d’ores et déjà parmi les jalons marquant l’histoire du genre. Sous le signe de la malédiction, et sans qu’il y ait à choisir entre celle dont témoigneraient ces images et celle qu’elles mettraient en œuvre, MRB a composé là un copieux abrégé de plus de quarante ans de son activité de photographe. Imprimé sur un papier très fin d’une opacité parfaite, l’ouvrage ne comporte ni légendes ni pagination, conformément à l’idée selon laquelle il ne faut jamais demander son chemin à personne (faute de quoi on risquerait de ne pas se perdre). Noir et blanc ou couleur, les photos sont pour la plupart reproduites en double page et à fond perdu (un certain nombre d’entre elles figurent aussi dans le présent catalogue). Je note en passant que la dernière image montre deux enfants, un garçon et une fille, des mioches comme disait Bataille, occupés à regarder à travers la fente d’une palissade, ce qui revêt sans doute une quelconque importance puisque notre duo de voyeurs apparaît également, avec une prise de vue légèrement différente, au tout début (c’est la troisième des trois vues en noir et blanc de l’ouverture), ainsi qu’en quatrième de couverture, en un recadrage de la précédente. Feuilleter Maldicidade ne va pas sans quelque chose d’un peu borgésien dans la mesure où la minceur des pages garantit au « lecteur » d’en passer çà et là quelques-unes et de ne jamais retrouver très facilement celles qu’il pourrait chercher. C’est le contraire d’un dictionnaire : plutôt une sorte de palimpseste à transformations, un mille-feuilles retors qui se rit de toute prétention à la maîtrise — avertissement lancé, me semble-t-il, dès l’illustration de couverture. Quant à l’effet général produit par le livre, on pourra le qualifier, si l’on ne craint pas la litote, d’assez étouffant, et cela jusque dans son empreinte olfactive. Ce sentiment persiste à mesure que l’on s’enfonce dans la séquence sans fin des images, réglée par des enchaînements et des récurrences qui viennent trompeusement plaquer un semblant de logique sur le chaos des apparences. L’impression qui domine est celle d’une visite guidée à la Photothèque de Babel. La première double page en couleur nous confronte à un coffre de voiture transformé en étal de pâtisseries et posé en pleine rue : abondance et pauvreté. La suivante revient au noir et blanc avec un autre coffre de voiture, froissé, sur lequel gît un homme renversé en arrière (au repos, endormi, mort ?). Immédiatement après, toujours en noir et blanc, un autre homme allongé, à même le sol celui-là, la tête entre les mains sur une grille d’égout. Puis un gros plan sur une automobile accidentée, à demi-broyée. Une seconde image (une femme posant la main sur une vitrine renfermant une figure religieuse) occupe le quadrant inférieur droit de la double page : disjonction, collision (visuelle cette fois), montage. Ce sous-ensemble en noir et blanc, ponctué par divers véhicules, se poursuit sur une dizaine de doubles pages. On revient à la couleur avec encore un coffre de voiture, qui ressemble dans sa polychromie corrodée à un sol d’atelier de peintre ; sur la droite, une paire de jambes en pantalon rouge pousse une carriole déglinguée qui transporte vraisemblablement quelques denrées comestibles (hypothèse qui nous renvoie aux gâteaux rencontrés plus haut). La nourriture apporte sa contribution au mixte d’appétence et de répulsion qui court le long du livre : œufs brisés en très gros plan, assiette de pâtes en train d’être consommées, méchoui cauchemardesque achevant de se décomposer sur le sol. Bien plus loin, en écho organique aux alignements de boîtes de conserve et de bouteilles de soda du pop art, des cervelles en rangs serrés, chacune dans sa barquette de plastique ouverte, lèvent le cœur du regardeur. Dans cet univers où tout menace de se renverser, littéralement ou symboliquement, l’architecture elle-même peut virer à la viande, ainsi dans un coin de salle avec fauteuil et ventilateur, baigné d’une lumière rougeâtre, où les murs de marbre paraissent de gigantesques steaks. Le réel est une hallucination.

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Les photographies de MRB nous proposent un vaste catalogue de matières, assemblé avec un œil sensible à la transmutation esthétique des motifs les plus humbles ou les plus vils. (Baudelaire à propos du chiffonnier, dans Les Paradis artificiels : « Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. ») L’excès est ce qui caractérise ici la matière (d’où cette « asphyxie » dont MRB a parlé au sujet de la photographie) : excès de la vie qui s’agite en tous sens, et de la mort au travail qui en forme l’inséparable envers. (Je pense à cette blouse de boucher trempée de sang et accrochée à l’arrière d’un camion, à faire rêver Soutine ou Bacon. Dans l’angle l’opposé, en haut à droite, mais plus loin et bien plus petite, une femme en jaune et blanc vue de dos, debout une jambe croisée devant l’autre, le bassin basculé par sa posture.) La saturation chromatique des images de MRB offre un équivalent plastique de cette tyrannie de la matière. Le mot latin satura nous a donné « saturation » et « satire » ; il désignait aussi une macédoine, un pêle-mêle, un « pot-pourri ». La satire sature — les codes, au premier chef, qu’elle exacerbe dans une perspective critique. Sans être explicitement satiriques, et parce que le monde lui-même apparaît déjà souvent comme sa propre parodie, les photos de MRB comportent peut-être dans leur intensité un élément de raillerie.

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Film médusant par bien des aspects, Viridiana (1961) de Buñuel est notamment mémorable pour la scène du repas des gueux à qui l’héroïne éponyme a offert l’hospitalité. Profitant de l’absence de la maîtresse des lieux, ceux-ci se réunissent en vue de festoyer dans la salle à manger de la demeure. Un vieillard s’exclame à un moment : « Et maintenant, Enedina va nous prendre une photo-souvenir ! » À la question qui fuse — « Avec quel appareil ? » — ladite mendiante répond : « Avec celui que m’ont offert mes parents ! » La troupe bigarrée se dispose alors d’un même côté de la table et rejoue la Cène de Léonard de Vinci, en un tableau vivant sur lequel le film se fige deux secondes environ. Enedina, face à eux (le plan la montre de dos, et l’on voit donc les autres en train de voir), relève ses jupes et montre son sexe à la compagnie (l’aveugle de la bande, notons-le, est à la place de Jésus), le tout se concluant par un éclat de rire général. On pourra s’interroger longtemps sur le fond, s’il y en a un, de ce blasphème virtuose où les mythes grecs rencontrent les Évangiles, et Baubô photographe la peinture de la Renaissance italienne. Belle macédoine. Contentons-nous provisoirement d’y constater une affaire d’appareils de reproduction. Je me dis un peu la même chose devant ces images de MRB où des femmes, entrouvrant leur robe ou allongées nues par terre, exposent leur vulve, comme si elles enregistraient ainsi le souvenir de celui qui les photographie.

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Apothéose des sols, les photographies de MRB regardent plus volontiers vers le bas que vers le haut. Peu de ciels ou d’horizons dans ces vues où la terre attire telle un aimant, jusqu’à l’engloutir, tout ce qu’elle supporte. Royaume des traces et des ombres, plaque sensible où le temps laisse inlassablement son empreinte : deux hommes s’y étreignent, lutte ou jeu, aux pieds d’un troisième qui projette sur eux sa silhouette ; les déchets les plus dérisoires, les plus mirifiques, y convergent (hollywood !) ; les imprimés viennent s’y disperser en masse, les animaux y mourir. Le sol célébré par MRB exhale toujours un avant-goût du séjour des disparus. C’est le lieu par excellence de l’inquiétude, voire de l’affolement (l’amas de laves mordorées dérivant à la surface d’un chiotte abject, dans Maldicidade). C’est aussi le motif où se concentre un éventail de résonances esthétiques : Dirt Painting et Combines (par leur goût du rebut et de l’horizontalité) de Rauschenberg, Matériologies et Texturologies de Dubuffet, plastiques, bois et tôles brûlés par Alberto Burri, scatter pieces de Robert Morris. Dans deux vidéos réalisées par Bruce Nauman en 1973, Tony Sinking Into the Floor, Face Up, and Face Down et Elke Allowing the Floor to Rise Up Over Her, Face Up, des acteurs, en suivant les directives de l’artiste, explorent sur le mode subliminal une tentative d’enfouissement volontaire : contrepoint fortuit mais fantasmatiquement suggestif des corps qui jonchent les sols de MRB.

En hommage aux mânes de Bataille et de Buñuel, à qui cela n’aurait sans doute pas déplu, séparons-nous avec un cul-de-jatte. MRB l’a photographié depuis l’arrière, assis dans la caisse en bois où il se déplace à l’aide de ces sortes de fers à repasser qui en complètent l’archétype ancestral. L’homme est seul sur un dallage qui file à l’infini de tous côtés, lequel ne saurait que susciter des idées de découragement ou de désespoir. Retour en bas : couteau, chien crevé, détritus, figure humaine, tout finit là tôt ou tard.


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